Je préfère sans aucun doute les soirées occupées aux soirées tranquilles comme aujourd’hui. Quand le bar est occupé, je n’ai pas le temps d’écouter mes clients radoter sans cesse leurs histoires ennuyantes. Je peux prétexter les tâches sous lesquelles je croule pour m’enfuir et ne pas les écouter. Ce soir, par contre, était une de ses soirées pluvieuses et grises ou personne n’avait envie de sortir de chez soi. Le bar était vide. Je lavais tranquillement mes verres en faisant semblant de m’intéresser à ce que me gromelait un monsieur à qui il manquait plusieurs dents. Mes onomatopées inexpressifs qui démontraient clairement que je n’avais aucun intérêt à chaque fois qu’il finissait une phrase ne le décourageaient pas. Il continuait son histoire que je ne comprenais même pas.

Le son de la porte qui s’ouvre me donna un peu d’espoir de pouvoir m’échapper. Quand je vis entrer une jeune femme, un peu plus vieille que moi. Elle était belle, il n’y avait aucune hésitation sur ce point. Mais elle avait l’air du genre de fille qui sait qu’elle est belle et, immédiatement, elle me tapa sur les nerfs. Elle s’installa devant moi avec son maquillage parfait et ses cheveux parfaits. J’avais presque envie de retourner écouter les grognements incompréhensibles de mon vieux client édenté. Je ne pouvais pas. J’étais la seule serveuse ce soir et la jeune femme était une cliente, c’était mon travail de m’en occuper.

- Qu’est-ce que je peux te servir?

Je levai à peine les yeux vers elle en lui posant la question. J’étais tellement occupée à replacer un verre dans le porte-verres accroché au-dessus du bar!

Elle n’avait pas ouvert la bouche encore qu’elle me tapait déjà sur les nerfs. Je différais énormément de ma famille sur ce côté. Je jugeais toujours au premier regard. Cette fille avait peut-être une incroyable personnalité, mais elle avait l’air d’une princesse et ça m’énervait.

Je me demandais toujours pourquoi je travaillais dans le public quand je rencontrais des clients désagréables. Du vieil homme saoul qui tente de me toucher les seins jusqu’au groupe de filles qui crient à chaque fois qu’une chanson qu’elles aiment commencent à jouer, j’avais souvent l’impression qu’il y avait beaucoup plus de clients que je détestais que de clients que j’aimais. Ma tendance à haïr tout le monde ne m’aidait pas dans ce domaine. Pourtant je m’entêtais à travailler dans ce bar. C’était payant, il fallait le dire, et c’était la seule raison qui me poussait à rester. J’avais besoin de cet argent.

Je rangeai un verre en lui demandant ce qu’elle voulait boire. Je sursautai légèrement quand elle me répondit en criant presque. « RAH!  Anyway qu’est-ce qu’un fucking gars sait des trucs beauté HEIN! » Je baissai les yeux vers elle et relevai les sourcils. De quoi est-ce qu’elle me parlait?? Ce n’était pas ce que je lui avais parlé et ses problèmes de vie ne m’intéressaient pas particulièrement. J’allais l’ignorer et continuer mon boulot quand elle se reprit en main et me demande un gin tonic. Je m’étirai le bras pour prendre un verre quand je fus arrêtée dans mon mouvement par la jeune femme qui s’était remise à crier. « RAH MAIS IL SERT À RIEN CE POILU!! » L’envie de lui dire que j’allais la mettre dehors si elle ne baissait pas le ton était bien présente. La fille me pointa du doigt, mon expression faciale resta impassible. Ce n’était pas la première cliente qui me faisait une scène. « Toi!  Toi tu trouve que s’t’un COCKE-TAIL de FILLEUH un gin tonic?? » Je haussai les épaules. Qu’est-ce que je m’en fichais!

« C’est un cocktail qui est pris majoritairement par les filles en effet. » Je remplis son verre de glaçon puis pris la bouteille de gin. J'arrêtai mon geste avant d'en verser dans son verre. « Mais t’es une fille, non? » Loin de moi l’idée de la mégenrer. Seulement, elle avait tout d’une fille et elle semblait particulièrement troublée par le fait que le gin tonic était un cocktail féminin.

« Je te le sers ou pas? » Peut-être qu’elle voulait plutôt boire un verre masculin, comme du rhum & coke ou une bonne vieille bière.

Évidemment, j’avais osé me plaindre que la soirée était trop tranquille et que je m’ennuyais, alors il avait fallu que la vie m’envoie une cliente exaspérante à servir pour me sortir de mon ennui. J’avais arrêté mon mouvement alors que j’allais commencer à lui servir son gin tonic. Elle semblait enragée contre la féminité pour une raison qui m’était totalement inconnue. Pourtant, elle respirait la féminité. Il se dégageait de tout son être une personnalité tout ce qui était de plus girly. Peut-être que cela lui avait attiré des ennuis, que sais-je? Je n’allais pas lui demander. C’était un plan pour qu’elle me raconte toute sa vie et ça ne m’intéressait pas plus que ça. Je la regardai soupirer. J’avais toujours son verre vide dans les mains et j’attendais qu’elle me réponde. « Ok. Je veux pas être une fille ce soir.  Sers moi le cocktail que les gars prennent. Idéalement, le cocktail le plus viril que tu as! » Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire à cette demande. J’aurais pu lui faire le cocktail le plus manly que je connaissais, mais ça n’aurait pas été très gentil de ma part parce qu’il devait être dégueulasse à boire et cette pauvre fille avait déjà l’air assez au bout de sa vie. « Le cocktail le plus viril que je connaisse, c’est un Bloody Bull et ça contient de la vodka, du bouillon de boeuf, du Tabasco et de la sauce Worcestershire. Je ne suis pas certaine que tu aies vraiment envie de boire ça. Un rhum & coke, ça te va? » Je mis des glaçons dans un verre, y versai 2 oz de rhum puis 4 oz de coca cola et terminai pas un quartier de lime. Je déposai le verre devant elle pendant qu’elle sortait son téléphone de son sac. «Tu crois que c’est une bonne idée si j’envoie ça à mon boss pour lui prouvé que j’suis plus qu’un vagin sur deux jambes? » Je hochai la tête de gauche à droite, une expression désolée sur le visage. Je n’avais pas ce genre de problèmes avec la gente masculine. Ayant deux frères dont un qui aimait beaucoup tout décider, j’avais vite appris à avoir du caractère et à faire ma place. Je ne me laissais pas marcher sur les pieds. « Je veux pas te décourager, mais il n’y a pas grand-chose à faire à part l’ignorer et lui prouver ce que tu vaux par tes actions. » S’obstiner ne servait souvent à rien et, c’était encore un préjugé basé entièrement sur son physique, mais aussi un peu par ce qu’elle dégageait depuis qu’elle était entrée dans le bar, je n’avais pas l’impression qu’elle était capable d’être particulièrement agressive lors d’une joute verbale avec un boss désagréable. Elle avait plutôt l’air du genre à devenir hystérique, comme elle l’avait été lors de son arrivée devant mon comptoir.